Synonyme de distanciation physique, la crise sanitaire redéfinit indéniablement nos interactions sociales. Évolution des techniques du corps de salutation, perturbation des codes de la rencontre amoureuse, émergence du concept d'apéritif à distance, avènement du télétravail… La liste est longue. Conséquence : qu'il s'agisse du cadre professionnel ou amical, les appels téléphoniques et la visioconférence font désormais partie intégrante de notre vie, au détriment d'un vaste pan du langage corporel. Ainsi, l'attention est particulièrement reportée sur la paralinguistique – en d'autres termes, la voix. "Elle impacte la manière dont les autres nous perçoivent par cinq variables spécifiques", explique Élodie Mielczareck, sémiologue, spécialisée en langage et bodylanguage.
On distingue d'abord ses caractéristiques – sa hauteur, son timbre, et l'intensité de son volume – puis le débit de la parole, c'est-à-dire le nombre de syllabes prononcées, appelé vitesse d’élocution. "Ensuite, vient la prosodie, qui concerne les expressions de rythme et d’intonation, comme la quantité, le ton, l’accent, et le contour intonatif", poursuit l'experte. Entrent également en considération les pauses, dites "vides" pour les espaces de respiration, et "pleines" lorsqu'il s'agit des hésitations, comme "heu", "bon" et autres tics de langage. "Enfin, on trouve la prononciation, qui est plutôt associée à des particularités individuelles ou collectives, notamment avec les 'accents' régionaux, sociaux, et nationaux", indique la sémiologue.
"Le téléphone permet de sentir beaucoup de choses"
Le cadre professionnel – la période d'embauche en tête – est particulièrement révélateur de l'impact de la voix sur autrui, lui conférant presque le rôle de carte de visite. "Le téléphone permet de sentir beaucoup de choses : les hésitations, le sourire, l'énergie, la combativité, le dynamisme…", énumère Sophie Bellec, consultante en ressources humaines. Si elle estime que la perception des éléments de langage et l'importance accordée à tel ou tel attribut sont personnelles, elle évoque la règle des 3V, du professeur de psychologie américain Albert Mehrabian.
Issue de travaux menés dans les années 1960, elle expose que 55% de la communication est visuelle – liée à l'expression du visage et du langage corporel – 38% vocale – inhérente à l'intonation et au son de la voix – et 7% verbale – relative à la signification des mots. "En somme, on est d'abord impressionnés, frappés, par la posture de quelqu'un, sa gestuelle, sa façon d'occuper l'espace, puis par sa voix, son ton, son débit, et, enfin, par le fond de ses propos, résume l'experte, en évoquant notamment les prises de parole en public. C'est pour cela que les grands orateurs, les politiques très charismatiques, peuvent raconter un petit peu n'importe quoi". Elle cite le cas de Donald Trump. Selon elle, ses supporters ne l'auraient pas suivi de la même manière s'ils s'étaient attachés uniquement à ses paroles.
La voix, vecteur de l'assurance
"Pendant un recrutement où l'on se trouve en tête-à-tête avec une personne, on a des nuances par rapport à cette règle : on fait attention à ce que le candidat dit, on veut l'entendre argumenter, explique Sophie Bellec. Malgré tout, la manière dont il arrive, prend possession de l'espace, s'assied, sourit ou non, nous regarde dans les yeux ou pas, comment il pose sa voix et à quel rythme il parle, nous impacte aussi, qu'on le veuille ou non". La voix se fait alors le vecteur de l'assurance : elle reflète l'anxiété ou la confiance en soi. "C'est surtout ça, qui va se percevoir en recrutement", reprend la consultante en ressources humaines.
Par exemple, une voix un petit peu tremblante sera indéniablement révélatrice de stress. "Si l'on recrute quelqu'un qui doit manager du monde ou convaincre des personnes, on y sera peut-être plus sensible, commente l'experte. Puis, j'aurai davantage tendance à me questionner devant un candidat à la voix très monocorde, qui parle lentement et d'une façon monotone, malgré un bon CV". Cela illustre à quel point la voix est liée à l'émotion. "Il suffit parfois d'écouter son interlocuteur pour se rendre compte d’un décalage entre le montré, ce qui est verbalisé, et le caché, c'est-à-dire les émotions entendues", analyse Élodie Mielczareck.
Déceler des émotions dans la voix
Ainsi, quelques éléments permettent de décrypter le "caché" : une voix enthousiaste sera plus "dynamique", tandis qu'une voix triste sera davantage "atonique", c’est-à-dire sans tonicité. "Si l'on s'énerve, notre voix deviendra un petit peu plus aiguë, ce qui peut être agaçant pour les autres", ajoute Sophie Boucheron, professeure de chant, de technique vocale et de polyphonie. "Quand notre humeur s'excite, on parle très vite, avec un débit plus accentué qu'auparavant", précise Catherine Vaillandet, orthophoniste. Lorsqu'elle était plus jeune, elle faisait de l'écoute chez SOS Amitié : elle ne pouvait qu'entendre ses interlocuteurs.
"Il était question de dépressions avérées, raconte-t-elle. Par exemple, je pouvais déceler un ralentissement dans leur débit de parole. Leur voix était beaucoup moins modulée, elle avais une tonalité assez recto tono, c'est-à-dire toujours dans le même ton". De fait, quand la personne à l'autre bout de la ligne décrivait son incapacité à trouver la motivation de se laver car tendre le bras pour atteindre le pommeau de douche était trop fatiguant, la professionnelle l'entendait dans sa voix. "Cela se traduisait par une voix blanche, qui perdait ses harmoniques, reprend-elle. Ce sont elles qui font la richesse de la voix. Sans elles, les attaques sont moins dures, on entend moins les consonnes. C'est très subtil".
"Chaque voix est unique"
La voix est si révélatrice qu'elle a fait l'objet de plusieurs études sur la manière dont elle laisse transparaître le mensonge. Ainsi, des recherches menées en 1977 montrent qu’un menteur a une voix plus aiguë qu'à l'accoutumée. "Par ailleurs, les hésitations de type 'euh' seraient plus nombreuses, car des pauses seraient nécessaires, étant donné que mentir demande un effort mental important", ajoute Élodie Mielczareck, en soulignant qu’il s’agirait plutôt de celles dites "pleines", liées à la re-concentration. Cette année, une étude s’est même intéressée à la "signature vocale" des individus pour comprendre s’ils semblent crédibles ou non. Résultat : pour paraître fiable, il faudrait une diction rapide, une intensité forte au milieu du mot, avec une hauteur qui descend à la fin.
"Cette signature authentique est perçue de la même manière dans différentes langues : le français, mais aussi l'anglais, et l'espagnol", détaille la sémiologue. Comment l’expliquer ? "La prosodie serait traitée de façon 'automatique' par le cerveau, répond-elle. En revanche, concernant la crédibilité et le débit de la parole, certaines études sont contradictoires". Elle en cite une menée en 1992 par les chercheurs Lee et Boster. "Elle montre que les Américains et les Européens estiment que leurs interlocuteurs sont plus crédibles quand ils parlent vite, développe l'experte. À l’inverse, et plus récemment, Amy Cuddy, psychologue sociale à l’université de Stanford, a exposé que le débit lent de la parole est plutôt la signature du conquérant : c’est une posture de pouvoir".
Vous l'aurez compris, la voix dit énormément de nous. "C'est comme une empreinte, estime Sophie Boucheron. On reconnaît la voix des gens comme on reconnaît leurs yeux, les expressions de leur visage : elle nous distingue des autres". "Chaque voix est unique, pratiquement comme une signature ADN, surenchérit Jeanne Debost, metteuse en scène et directrice de compagnie lyrique. Deux personnes ne peuvent avoir exactement la même, elles présenteront toujours des inflexions différentes".
"C'est compliqué de séparer la voix du physique"
Néanmoins, déduire une personnalité en s'appuyant uniquement sur une voix semble difficile. "On peut porter plein d'intentions émotionnelles différentes sur un mot", estime Sophie Boucheron. Pour elle, c'est seulement à partir de tous les éléments du langage corporel que l'on aura la sensation d'un individu. "C'est compliqué de séparer la voix du physique, c'est un ensemble", opine Catherine Vaillandet. À cela s'ajoute la problématique assez déterminante du contexte. Par exemple, en entretien d'embauche, déceler des hésitations sur des questions assez fermées, comme : "Quand avez-vous quitté votre entreprise ?", peut inciter un recruteur à creuser davantage.
"On peut percevoir qu'il y a quelque chose qui n'est pas totalement clair là-dessous et qu'il y a chez le candidat une crainte, une volonté, de masquer un événement, explique Sophie Bellec. Cela dit, il vaut mieux faire attention car certains ont simplement un tempérament très réfléchi, et prennent le temps de parler pour éviter tout faux pas. Dans ce cas, il ne faut pas imaginer qu'ils hésitent, mais leur laisser de l'espace". De la même manière, notre "attaque" ne sera pas forcément la même dans la vie quotidienne que professionnelle. "Cabinet d'orthophonie, bonjooour", imite Catherine Vaillandet, avant d'expliquer : "J'ai adopté une voix aiguë, un petit peu commerciale, que l'on peut entendre chez des vendeurs ou des réceptionnistes. Elle ne dit pas du tout qui ils sont, en tant que personnes". Pour s'en faire une idée plus précise, l'experte est catégorique : il faut se parler, réellement. Au bout d'un moment, ce qui fait que l'on est "nous" apparaîtra.