Confrontés aux mauvaises nouvelles devant lesquelles nous nous sentons impuissants, la tentation est grande de douter de tout et surtout de soi-même, de remettre l’avenir en question, de ruminer les pensées négatives, au risque de se reclure chez soi voire de développer des troubles anxieux. Comment ne pas tomber dans la morosité dans un monde qui suscite de plus en plus de difficultés ? Comment ne pas se laisser happer par le discours du "c’était mieux avant" ? Comment vivre heureux alors que les obstacles au bien-être semblent de plus en plus nombreux ?
Identifier les pensées toxiques (pour en sortir)
Face à un monde qui courrait à sa perte et sur lequel on n’aurait aucune prise, le premier réflexe des Français, d’après l’étude Arte/France Culture repérée par Slate, est de « psychoter », c’est-à-dire d’être pris d’une peur irrationnelle et de « se prendre la tête » (34% des répondants) – et ce, bien avant d’économiser ou de travailler pour se changer les idées. Mais « psychoter », voilà exactement ce qu’il ne faut surtout pas faire, car c’est un gouffre sans fond.« Il faut prendre conscience qu’on vit dans un monde que l’on crée soi-même. Nos sens captent tout ce qu’il se passe, mais notre cerveau ne sélectionne que les informations qui l’intéressent sur le moment », explique Dr Marine Colombel, docteur en psychiatrie et autrice de Sortir des ruminations mentales (2023, éd. Marabout). Si on se réveille de mauvaise humeur ou un peu déprimé le matin, alors nos schémas cognitifs, ces filtres du cerveau qui permettent d’interpréter le monde qui nous entoure, vont sélectionner toutes les informations qui vont conforter cet état-là : il pleut, il fait froid, il est arrivé ceci ou cela hier, les actualités sont stressantes... Résultat, on ne retient que cela. A l’inverse, si on se lève d’un bon pied, on va voir les choses autrement : remarquer les jolis reflets de la pluie sur la ville, par exemple, ou se focaliser sur les bonnes nouvelles de l’actualité. Les faits sont les mêmes, mais notre perception a changé. « Le docteur Coué, père de la méthode, avait finalement raison : les pensées s’entretiennent elles-mêmes, on ne perçoit que ce qu’on veut percevoir, il y a un véritable conditionnement cognitif », résume la psy. « La morosité n’est pas dans le monde extérieur, elle est d’abord en soi. Et c’est cette morosité en soi qu’il faut surmonter, pour que soit ensuite surmontée la morosité du monde extérieur »
Pour sortir de ces pensées toxiques, il s’agit d’abord de les identifier, en repérant les petites phrases automatiques et inutiles qui nous gâchent la vie ("Je n’y arriverai pas", "C’est fichu", "Il n’y a rien à faire"...) «Une fois qu’on prend conscience de ces réflexions parasites, on peut alors ne plus s’identifier à elles, et constater que ce ne sont que des commentaires intérieurs sur lesquels on n’a pas besoin de s’investir, qu’il n’y a pas de réalité derrière. C’est en cela que la méditation de pleine conscience peut aider, affirme Dr Colombel, spécialiste du sujet. L’idée est d’observer ses pensées de l’extérieur sans y toucher, sans y répondre... si bien qu’elles partent d’elles-mêmes ».
Se reconnecter au présent (pour ne pas ressasser passé et futur)
Ne nous méprenons pas : l’idée n’est pas d’écarter tous les sujets considérés comme anxiogènes jusqu’àu déni de la réalité, mais de « ne pas se laisser envahir par les pensées toxiques à des moments inopportuns », selon la psychiatre. Si elles surviennent à des moments où on a des décisions à prendre, où l’on peut agir, pourquoi pas, car on est alors dans une réflexion contrôlée. Mais si ces ruminations apparaissent alors qu’on cherche à s’endormir, qu’on est au travail ou qu’on dîne en famille, alors elles ne sont que parasites ! « Elles nous enferment dans des cycles de stress et d’émotions négatives car elles n’ont pas de solution : elles concernent soit le passé (un évènement douloureux qu’on ne peut pas changer), soit le futur (qui n’est pas encore arrivé et qui de toute façon sera différent de ce qu’on imagine). » Pour éviter de tomber dans ces travers, il est essentiel de « se reconnecter à l’instant présent, de vivre à fond ce qu’on est en train de vivre », et donc de mieux compartimenter ses réflexions. Bref, entre un moment léger de détente entre amis ou un débat controversé sur le futur climatique, il faut choisir, afin de « garder le contrôle » et de « réserver son énergie » à des fins utiles.Prendre de la distance avec la morosité ambiante, c’est aussi éviter de surconsommer les actualités, sachant que la boulimie informationnelle générée par les médias et réseaux sociaux peut générer un certain stress. «Plus une information se répète et plus nos neurones y deviennent sensibles. Sans compter qu’on retient mieux les informations négatives que les positives », nous rappele le Dr Claire Lewandowski. « Se focaliser sur les bonnes nouvelles demande donc un effort plus important et surtout une répétition suffisante qui nous permet de donner moins d'importance aux informations négatives non essentielles. Faire appel à cette rationalité mobilise notre attention de tous les instants et nécessite de trier les informations en évitant les fanes news et le sensationnalisme ».
Réaliser ce qu’on a déjà (plutôt que ce qui nous manque)
« Le chaos du monde est d’autant plus douloureux et insupportable qu’il nous confronte à la perte. Que ce soit la perte de la stabilité, de l’argent, de l’être cher, d’un idéal, du chauffage, de nourriture, de maison ou même de la vie », explique la psychothérapeute Catherine Aimelet-Perissol, autrice de Ma bible des émotions (2019, éd. Leduc). «Une perte anticipée qui charrie son lot d’émotions désagréables, comme la peur de perdre quelque chose qu’on a acquis (peur qui n’empêche pas le problème) ou la colère de constater autant d’injustices (colère considérée comme vaine)». Et vu que les solutions ne sont pas à la portée du commun des mortels (on ne peut pas tous gagner à la loterie, changer d’emploi sur un coup de tête ou devenir chef d’Etat décisionnaire), on tombe dans la morosité, voire le repli sur soi et le discours "De toute façon, c’est voué à l’échec, regardons Netflix en attendant la fin".Avec la perspective de perdre, vient le risque d’avoir un jour "moins". « Les sociétés humaines ont toujours su trouver des moyens pour s’adapter à moins (de nourriture, de chaleur, d’espace...). Si on redoute tant aujourd’hui la perspective d’avoir moins, c’est parce que depuis 150 ans, on a de plus en plus ! Par phénomène de compensation, la douleur de perdre beaucoup est liée au fait d’avoir eu beaucoup », précise la spécialiste. Pour surmonter la morosité, un peu facile à dire mais « mieux vaut donc tenter de se focaliser sur ce qu’on a déjà (ou sur ce qu’on peut acquérir en plus) plutôt que sur ce qui nous manque ou ce qui était mieux avant ».
Agir et s’engager (à sa mesure)
Contre l'accablement et le sentiment d’impuissance, le plus important serait d’agir, agir malgré tout, même de manière infime. «Il ne faut pas se focaliser sur les décisions sur lesquelles on n’a aucune prise parce qu’elles sont mondiales et ne dépendent pas de nous en tant qu’individus, prévient Dr Marine Colombel. Il s’agit plutôt d’engager les combats que l’on peut mener, à son échelle et selon sa propre boussole de valeurs (liberté, altruisme, équité...)». D’où l’intérêt de faire un « travail intérieur » pour déterminer ses « moteurs de vie » et son potentiel rayon d’actions. Finalement, le philosophe stoïcien Marc Aurèle avait peut-être déjà tout dit : «Que la force me soit donnée d’accepter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l'être, mais aussi la sagesse de distinguer l'un de l'autre». Tout est donc question de proportion : on ne peut pas seul régler la question climatique, mais on peut quand même agir à sa mesure en mangeant moins de viande ou en intégrant une association de quartier par exemple.Selon la psychothérapeute Catherine Aimelet-Perissol, agir contre la morosité peut même passer par une autre voie : celle du corps ou du cerveau. « Tout ce qui engage le corps, que ce soit le sport ou une activité artistique comme la peinture, nous éloigne mécaniquement de cet état d’errement intérieur qu’est la morosité. C’est une façon d’alléger l'esprit », affirme la psychothérapeute. Dans une veine un peu plus cérébrale, la culture peut également être salvatrice : « Apprendre une nouvelle langue, se renseigner sur tel sujet, découvrir des auteurs, écouter un podcast sur la guerre en Ukraine... La connaissance permet de se sentir à nouveau vivant car cela donne des clés de lecture qui sont de véritables aliments pour le mental». Quand on fait du sport, qu’on sculpte ou qu’on apprend de nouvelles choses, en effet, le cerveau s’active, crée des ponts et des associations d’idées, s’enrichit. De quoi avoir des billes pour débattre en société et échanger avec autrui sur tel ou tel sujet chaud – ce qui est déjà agir et retrouver un minimum de sens dans un monde qui n'en a pas !
