Elodie Laye Mielczareck est sémiologue, spécialisée dans le langage verbal et non verbal. Elle a notamment écrit le livre Anti bullshit - Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots n'ont plus de sens (Et comment y remédier), publié aux éditions Eyrolles en 2021. Michel Maffesoli est sociologue et professeur émérite à la Sorbonne, auteur de La transfiguration du politique, réédité en 2022 (éd. du Cerf).
Elodie Laye Mielczareck : Les neurosciences considèrent désormais le ressort émotionnel comme essentiel dans la prise de décision, la motivation et l’action, et donc dans le comportement électoral. L’émotion est le premier hameçon qui permet d’accrocher quelqu’un, le moyen le plus efficace de capter son attention : on lui évoque un sentiment, on met l’émotion en scène, on lui propose une expérience émotionnelle... L’enjeu n’est plus tant de convaincre sur le fond, mais de « faire réagir ». D’où l’utilisation massive des images et des symboles par les candidats, qui ont bien compris que l’enjeu est d’acquérir des parts de cette « économie de l’attention », si caractéristique des réseaux sociaux.
La « Roue des émotions », réalisée par la sémiologue Elodie Laye Mielczareck :
- Mieux Vivre Santé : Qu’est-ce qui influence le plus le comportement électoral aujourd’hui ?
Michel Maffesoli : Au XIXe siècle, l’idéal démocratique, hérité de la philosophie des Lumières, mettait l’accent sur la Raison. Il s’agissait de convaincre intellectuellement les électeurs avec un corpus de propositions – c’est le fondement de la démocratie représentative. Aujourd’hui, cet idéal a pris fin : les candidats se mettent en scène, dans une théâtralisation qui fait la part belle à l’émotion et laisse de côté la rationalité, l’argumentaire, le discours logique. Le philosophe Platon parlait de « théâtrocratie », soit le pouvoir du théâtre, des comédiens. Pour résumer, les candidats sollicitent moins le cerveau des électeurs que le ventre, moins le registre intellectuel que l'émotionnel, l'affectif. Et c’est pleinement assumé !Elodie Laye Mielczareck : Les neurosciences considèrent désormais le ressort émotionnel comme essentiel dans la prise de décision, la motivation et l’action, et donc dans le comportement électoral. L’émotion est le premier hameçon qui permet d’accrocher quelqu’un, le moyen le plus efficace de capter son attention : on lui évoque un sentiment, on met l’émotion en scène, on lui propose une expérience émotionnelle... L’enjeu n’est plus tant de convaincre sur le fond, mais de « faire réagir ». D’où l’utilisation massive des images et des symboles par les candidats, qui ont bien compris que l’enjeu est d’acquérir des parts de cette « économie de l’attention », si caractéristique des réseaux sociaux.
- Cela signifie-t-il que les électeurs sont moins rationnels qu’avant, voire moins intelligents ?
MM : Ce n’est pas tant qu’on soit irrationnels, c’est surtout qu’on veut, parallèlement à notre côté cartésien, se réconcilier avec nos sens (la sensualité, le sensible, etc.), notre animalité, bref notre dimension émotionnelle. Le mot « émotionnel », néologisme utilisé à tort et à travers, décrit non pas une caractéristique individuelle (comme émotif), mais une ambiance dans laquelle on baigne (une ambiance musicale ou sportive, par exemple). Ce qui se manifeste dans le processus de l’élection : l’enjeu est de vibrer, de faire vibrer les électeurs, tous ensemble, avec tout un panel d’émotions. Peu importe, presque, le contenu des discours : ceux d’Emmanuel Macron, théâtreux de formation, n’ont pas de fond, mais c’est bien dit, bien exprimé. A tel point qu’on est pris dedans, emporté par la ferveur. Ce partage de l’émotion est dans l’air du temps : aujourd’hui, c’est la politique, du fait de la présidentielle qui vient, mais hier et demain, c’est la Coupe du Monde de football ou la guerre en Ukraine qui fait vibrer.- En quoi le ressort émotionnel est-il efficace pour convaincre ?
ELM : L’émotion est devenue un marqueur identitaire du candidat, voire la colonne vertébrale de sa prestation politique. Chacun se pose ainsi en représentant d’une ou deux émotions. C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison que Valérie Pécresse ne décolle pas dans les intentions de vote : elle tient un discours construit, argumenté, de logique pure, mais émotionnellement, dans la forme, c’est une zone blanche. Elle est dans une sorte d’apathie. Et quand on sait que les électeurs préfèrent des discours incarnés, qui passent par le corps...- A quelles émotions les candidats en appellent-ils dans cette campagne ?
ELM : Anne Hidalgo, par exemple, est sur le registre de la joie, de la positivité, voire de l’excitation : elle parle de réconciliation, d’espérance, d’optimisme, de « grandes valeurs ». Dans la même veine, il y a aussi Fabien Roussel, le candidat « feeling good » : il parle positivement de l’emploi, de la jeunesse et du service public, évoque les opportunités à saisir et les projets à construire, avec toujours une sorte de satisfaction personnelle de vivre dans un pays tel que la France. Un enthousiasme qu’on retrouve d’ailleurs dans son affiche de campagne (en rouge et violet, des couleurs qui rappellent le disco) et son slogan « La France des jours heureux ». Jean-Luc Mélenchon, très professoral en 2017, en appelle de son côté à la confiance en soi-même, voire à la fierté, avec une dimension plus solennelle, pour « faire histoire ». Il est également dans la personnalisation du pouvoir, au risque donc d’un certain égocentrisme.- Certains candidats en appellent à des émotions plus négatives ?
ELM : Eric Zemmour incarne la colère non seulement dans ses mots mais aussi dans sa gestuelle : les sourcils froncés, la bouche en tension, il porte son ressentiment sur son visage. Il dégage une forme d’authenticité qui peut séduire les électeurs. Le registre de la frustration et de l’exaspération est également mis en avant, avec des expressions du type « Ils vous disent que » ou à travers la dénonciation de l’étranger, vu comme un profiteur. Marine Le Pen, de son côté, en appelle plutôt à la peur et l’anxiété des électeurs, avec des tournures comme « Qu’adviendra-t-il de vous » et « Que feront vos enfants », ou des sujets comme l’islamisme et la civilisation qui serait menacée. Les deux candidats d’extrême droite se rejoignent sur l’émotion de la nostalgie (« c’était mieux avant ») et sur un vocabulaire sécuritaire et identitaire, avec une lecture verticale du monde, hiérarchique, un clivage entre « nous » (les Français, par exemple) et les autres. Yannick Jadot incarne, de son côté, une sorte de mélancolie, notamment dans son clip de campagne : il est seul sur les plans, constatant le vide de l’endroit où il a grandi. Il y a chez lui une volonté de réactiver les imaginaires de science-fiction, lorsqu’une catastrophe écologique, une guerre bactériologique ou une explosion nucléaire chassent les humains et créent des lieux désertiques... Comme s’il y avait eu un âge d’or en France, qu’il faudrait réhabiliter aujourd’hui.- Et le président-candidat à sa réélection ?
ELM : En 2017, Emmanuel Macron martelait beaucoup le thème de l’espérance, de l’espoir. Mais cette année, il fait preuve d’une énergie moins galvanisante : celle de la sérénité, du calme. Le terme japonais Oime, qui désigne la célébration du plaisir à être pris en charge, lui correspond très bien : après cinq ans à l’Elysée, il se pose en sauveur, en protecteur, en « celui qui peut » et « celui qui va » agir. Ce qui se traduit notamment dans son clip de campagne, où il donne d’abord la parole à des Français avant de leur répondre dans la foulée. Président avant d’être candidat, il se veut « au-dessus de tout ça ».- Sur le plan émotionnel, quelle serait la meilleure stratégie ? Autrement dit, vaut-il mieux faire peur ou donner de l'espoir ?
MM : Ni l’un ni l’autre, les émotions vont souvent de pair et se répondent les unes les autres. En marketing comme en politique, la structure narrative des discours se fait toujours en deux temps, en l’occurrence ici deux émotions. C’est ce qu’on appelle l’effet ascenseur : d’abord on tient un propos alarmiste qui procure une émotion désagréable (peur, indignation...), puis on enchaîne avec un discours optimiste qui apporte une solution idéale et procure du soulagement, voire de la joie. Le programme politique peut certes proposer du concret, mais souvent il n’est que le prétexte : le « vrai texte », si l’on peut dire, ce sont les vibrations communes produites par le discours, et les émotions qui en découlent.La « Roue des émotions », réalisée par la sémiologue Elodie Laye Mielczareck :