Quelle est la portée symbolique d’une telle mesure, et plus globalement, du nom de famille ? Eclairages avec la psychanalyste Céline Masson, professeure des universités et auteure de Habiter son nom (éd. Hermann, 2020), la psychogénéalogiste Véronique Cézard, fondatrice de la Fédération française de psychogénéalogie, et le spécialiste de la généalogie Jean-Louis Beaucarnot, auteur de Tout savoir sur votre nom de famille (éd. Marabout, 2008)
- Mieux Vivre Santé : Que pensez-vous de cette proposition de loi examinée à l’Assemblée ?
Céline Masson : Dans le cas de patients victimes d’inceste ou avec une histoire entachée de violences, c’est parfaitement légitime de vouloir changer de nom. Mais pouvoir choisir entre le nom du père ou de la mère, est-ce la porte ouverte à toutes les combinaisons possibles ? Nous vivons dans un monde de ce que j’appelle le « ressentisme » : je ressens que je ne veux pas cela, donc je le revendique. Or, cette loi ouvre la voie à certaines dérives liées au ressenti et au ressentiment : un jour, si on n’aime ni le nom de son père ni celui de sa mère, on pourra peut-être prendre celui du voisin qu’on aime bien...Véronique Cézard : Accoler le nom de la mère à celui du père, c’est très positif. Mais pouvoir changer de nom très facilement et ainsi remplacer l’héritage par le choix, ce n’est pas anodin. Cela peut être source d’intégration, par exemple pour un enfant adopté, mais les gens qui changent de nom le font souvent parce qu’ils sont en colère contre leur père, leur choix est guidé par l’émotion. Notre nom, c’est notre état civil. Il confère une légitimité, une reconnaissance. Il ne faut pas abandonner un nom parce qu’on déteste la personne qui le porte, mais plutôt choisir un autre nom parce qu’on s’y reconnaît. Il faut donc un minimum de réflexion derrière, et simplifier la procédure, c’est risquer d’entraver cette réflexion.
Jean-Louis Beaucarnot : C’est une mesure dans l’air du temps. On veut tout maîtriser et avoir la main sur tout, jusqu’aux registres d’état civil : on peut déjà changer de prénom, on peut changer de sexe, un autre texte proposait même d’y inscrire un lieu de « cœur » (celui de la résidence des parents par exemple) en plus du lieu de naissance. Avec cette loi, il sera possible de choisir le nom du père ou de la mère ! Et après ?
- En quoi le nom de famille est-il déterminant, essentiel pour construire son identité ?
CM : Il a une valeur éminemment symbolique. Contrairement au prénom qui est un choix des parents, un nom n’est pas donné à la naissance, il est pris, de fait. Les parents ont seulement le choix d’associer leurs deux patronymes (depuis 2006). Le nom est un héritage, c’est ce qui permet à l’enfant de s’inscrire dans une filiation, une lignée dans le temps. Prenons l’exemple des familles juives après 1945 : en francisant les noms d’origine de certains enfants, ces derniers ont été coupés de leur culture, de leurs grands-parents, de « là où ils viennent ». En changeant son nom, la personne se désaffilie d’une histoire de famille, de ses pairs, qu’ils soient vivants ou morts.VC : L’équilibre de l’humain passe par l’identité, et l’identité est une construction familiale à partir des ancêtres : en prenant un nom, on accepte aussi ses racines. Au risque de porter un nom à consonance négative, recouvrant une symbolique qui nous dessert totalement : par exemple, s’appeler Dutroux [du nom du tueur en série] suscite forcément de la suspicion chez l’interlocuteur...
JLB : On disait autrefois que la mère donnait la vie et le père le nom, et que cela créait un équilibre entre les poids des deux parents. Le nom ne laisse pas indifférent. Il discrimine, comme tous les éléments constitutifs de l’identité d’ailleurs (le prénom, l’âge, le sexe, le lieu de naissance...). La représentation n’est pas la même selon qu’on porte un nom corse, un nom juif, un nom maghrébin, un nom à particule ou un nom banal comme Dupont. Mais vouloir en changer n’est pas la solution à mes yeux. Porter un nom de famille devrait plutôt être une occasion de s’affirmer.
- Cette proposition de loi ne va-t-elle pas à l’encontre de la tendance actuelle à vouloir retracer, grâce aux tests ADN, son ascendance pour savoir d’où l’on vient, de cette tendance à assumer son passé, quel qu’il soit ?
CM : C’est un peu différent : la génétique, c’est le réel biologique, le nom de famille, c’est symbolique. Ce qu’on peut dire, c’est que dans notre société on constate à la fois une quête de l’identité et un désir de pouvoir en changer – on le voit avec les personnes trans. Il y a une volonté de fluidité de genre et de nom, une volonté de sortir de son identité pour en prendre une autre en fonction de son ressenti. C’est une forme d’hyper-individualisme : en changeant son nom, la personne rompt un lien avec sa famille, qui est pourtant le premier groupe social, le premier rapport au collectif. Un descendant qui voudrait refaire son arbre généalogique pourrait se retrouver dans l’impasse.- Comment éprouver la motivation d’une personne à vouloir changer de nom ?
VC : Il faut former des gens à poser les bonnes questions. C’est-à-dire des questions ciblées pour évaluer les raisons de la personne qui souhaite changer de patronyme. C’est, si j’ose dire, presque comme un IVG : une psychologue fait un entretien au préalable pour s’assurer du bien-fondé de la décision.JLB : Il est important de continuer à faire passer aux candidats au changement de nom une épreuve de motivation, pour éviter les demandes farfelues. On ne doit pas créer un self-service du nom, car cela risquerait d’encourager des décisions irréfléchies. Un enfant qui, un beau matin, change de patronyme à cause d’un père maltraitant pourrait le regretter le soir-même ou bien des années plus tard, par exemple si le père fait repentance. Il faudrait des garde-fous pour éviter les dérives de cette loi.