- Quels sont les différents "temps" du surf ?
Anne-Sophie Sayeux : Il y en a trois grands. D'abord, l'entrée a l'eau avec le passage de la barre. C'est le moment où l'on rame à contre-courant, soit l'aspect le plus physique, ou, du moins, le plus "engagé", car il faut, en quelque sorte, être plus fort que le courant. Bien sûr, tout dépend des conditions et des endroits : cela peut être facile ou, à l'inverse un peu périlleux. Quoiqu'il en soit, cela met le surfer dans une situation ou il a l'impression de mériter ce qui arrivera ensuite, que ce n'est pas gratuit.
Le deuxième temps est l'attente, quand on est assis sur la planche. Beaucoup de personnes décrivent un sentiment de contemplation de la nature, des lumières dans l'eau, des sons, du paysage… C'est assez proche de la pleine conscience parce que l'on est concentré sur ce que l'on voit, ce que l'on entend et ressent, donc aussi sur le plaisir. En parallèle, la vigilance reste centrale, étant donné que l'on se trouve dans un milieu aquatique où, si l'on n'est pas attentif, si l'on passe quelques minutes complètement désancré de ce qu'il se passe, on peut risquer sa vie, à la fois symboliquement et réellement. Car, même si l'eau est calme, on sait, inconsciemment, que le risque de noyade existe toujours.
Enfin, il y a la prise de vague. Ce temps se caractérise par une poussée d'adrénaline, d'endorphine, ces aspects de bien-être total auxquels contribue la sensation de glisse, puis ce sentiment d'être en osmose complète avec l'élément. Il est très important pour les pratiquant : tout à coup, son propre rythme s'adapte à celui de la vague, de cette immensité. Cela fait que l'on se sent encore plus vivant que d'habitude. C'est une union totale avec la nature.
- Qu'est-ce qui fait du surf un sport si unique ?
Deux éléments me semblent particulièrement importants. Le premier, c'est le rapport à la nature : on est complètement enveloppé dans un élément naturel. Cela ne veut pas dire que l'on est immergé sous l'eau comme en plongée, mais que l'on ressent aussi simultanément les embruns, le vent, et le soleil. Comme l'équipement matériel est très simple, c'est-à-dire seulement une planche et une combinaison, on est soumis à la force des vagues, de l'océan. Cette particularité fait que l'on est complètement dépendant des conditions météorologiques pour surfer : on doit comprendre comment fonctionne son environnement, ce qui donne un côté marin assez présent. Cela nous rappelle que l'on dépend des cycles de la nature et que l'on ne peut rien y faire, si ce n'est nous adapter à sa puissance, à ses saisons, à ses temporalités de vagues.
Le surf nous apprend à être humain dans la nature, complètement à égalité avec les autres êtres et éléments, et pas contre ou à coté. En somme, l'océan nous remet à notre place en nous montrant que notre marge d'action est faible, finalement, ce qui nous force à un certain respect et une compréhension des éléments naturels. En parallèle, il y a les sensations : on doit vraiment être à leur écoute pour arriver à surfer. Par exemple, pendant le passage d'une barre, on est obligé de ressentir l'océan, quand on est poussé, aspiré… Le corps devient le révélateur de ce qu'il se passe dans la nature. Pour l'instant, je n'ai pas trouvé d'équivalent dans d'autres sports, du moins pas avec des sensations aussi intenses.
- Pouvez-vous décrire ces sensations ?
Le surf est une pratique très riche à beaucoup de niveaux. Déjà, l'approche de l'océan commence à mettre notre corps dans un état d'hyperéveil des sensations. Lorsqu'on arrive sur le parking, on peut sentir les embruns, le soleil, le vent, et entendre les vagues au loin. On sort de la torpeur du quotidien, de sa routine, on se prépare à être dans une autre dimension. Puis, au fur et à mesure que l'on se dirige vers l'océan, on passe par la plage, on sent le contact du sable sous les pieds : il y a l'envie de franchir cette sorte de frontière pour atteindre l'eau. Après toute cette préparation, on a les pieds dans l'eau : à ce moment, le corps devient très attentif à ce qui est en train de se passer. On s'apprête à rentrer dans le jus, dans l'océan.
Vient ensuite l'immersion. C'est le coup de fouet ultime du réveil, surtout quand l'eau est fraîche. On se prépare à passer la barre : ça y est, on pénètre au sein même de l'élément, de la nature, on commence à en faire partie. En parallèle, tout le corps est pris en charge par l'océan avec la poussée d'Archimède : il nous porte, nous entoure, nous masse presque. Il y a une sorte de laisser-aller. Les témoignages que j'ai récoltés sont concomitants : toutes les tensions psychiques ou physiques que l'on peut avoir, se dissolvent, disparaissent. Dans mon travail, je qualifie ce phénomène de "parenthèse ataraxique". On se trouve dans une sorte d'anesthésie paradoxale, puisque l'on est dans une bulle où le poids du quotidien, la charge mentale et le stress s'évanouissent, et où, à la fois, nos sens sont très en alerte.
Là encore, je ne pense pas que d'autres sports permettent d'obtenir ces sensations aussi rapidement. De la même manière, il est ressorti des entretiens que j'ai menés un besoin profond d'océan, même de seulement le voir. À mon avis, c'est parce que l'on est face à l'immensité de la nature : il y a l'horizon, cette ouverture sur plein d'imaginaires, sur d'autres mondes, ce qui permet une réelle décharge mentale, un profond sentiment d'évasion. Des personnes décrivent même un besoin, l'impression que sans l'équilibre qu'apportait l'océan et cette nature, elles pouvaient perdre pied.
- Ce besoin s'applique-t-il aussi à la pratique du surf ?
C'est possible, car il y a aussi la particularité qu'aucune vague n'est la même. De fait, même si un surfeur en trouvait une "bien", il espèrera toujours que la prochaine sera meilleure : c'est sans fin. Cette envie d'y retourner, encore et encore, crée une addiction au sens clinique du terme chez certains, j'ai pu l'observer chez plusieurs pratiquants. C'était régulièrement le cas dans les années 1980/1990, où les modes de vie pouvaient davantage être calés sur le surf, mais je pense que c'est plus rare chez les générations actuelles.
- Quid de l'aspect communautaire : est-il plus marqué que dans d'autres sports ?
Je ne l'ai pas du tout observé, c'est presque plutôt l'inverse. Mes recherches sur le terrain m'ont obligé à déconstruire un petit peu le mythe qu'il y a autour des surfeurs, où ils sont vus, romancés, comme étant membres d'une grosse communauté où tout le monde est très proche. Effectivement, on peut surfer en petit groupe d'amis. C'est très fréquent : on se retrouve sur la plage, mais ces liens existent sans doute en dehors du sport. J'ai plutôt vu des bandes de potes qui partaient ensemble dans l'aventure du surf, que des personnes qui faisaient des rencontres pendant une session.
Puis, il faut garder en tête que c'est un sport individuel qui se fait autour des autres. Il y a du partage d'émotions, par exemple si quelqu'un prend une belle vague, l'exploite très bien et est heureux, ce bonheur se ressent : les autres peuvent l'applaudir ou lui faire un petit signe. Cette reconnaissance existe, mais, pour autant, ce n'est pas parce que l'on est surfeur que l'on se sent appartenir à une grande communauté.
On le voit bien avec les questions de surpopulation des spots. Il ne faut pas oublier qu'il n'y a qu'une une seule vague pour plusieurs personnes. Selon l'endroit et la saison, quand les conditions sont bonnes, entre 10 et 30 pratiquants peuvent être présents et vouloir la même. Dans ce cas, cela devient très concurrentiel et toute potentielle notion de communauté disparaît. En revanche, en cas de danger, ou si quelqu'un a un accident dans l'eau, il est vrai de dire que n'importe quel surfeur qui a les capacités ira l'aider. C'est un état d'esprit très présent.