"La créativité est une réponse nécessaire à la pandémie"

- Comment pourrait-on définir la créativité ?

Sylvie Dallet : Il s'agit d'une aptitude que chacun d'entre nous possède de manière plus ou moins développée. On distingue les ressources cachées de celles qui se révèlent au cours des choix de vie, des épreuves, ou encore des contraintes. Elle est de plus en plus synonyme de ce que l'on appelait auparavant "l'intelligence d'adaptation", c'est-à-dire l'adaptation au présent. La créativité est de l'ordre du foisonnement, elle se trouve dans le regard et les gestes multiples que l'on porte sur le monde. C'est une attitude de transformation. Puis, elle est liée à la joie. C'est comme un rayon de soleil constant : on n'est pas coincé par des situations d'infériorité ou de peur, par ce que l'on appelle des "sentiments négatifs", qui paralysent la réflexion.

La créativité est précieuse car elle constitue un facteur de bien-être : trouver en soi des ressources d'adaptation, des réponses positives ou esthétiques rejoint le principe du créateur, de l'artiste. Ce dernier interprète son environnement et projette sa réponse ou celle qui lui a été donnée par une situation analogue. Car c'est l'analogie, c'est-à-dire l'association d'idées, qui donne la clé pour embellir une partie de sa vie, ainsi que sa satisfaction, son estime de soi.

Par ailleurs, la créativité ne se commande pas, elle est absolument l'inverse d'une injonction. Le respect de sa sensibilité est très présent. On peut aller jusqu'à imaginer que le créatif est, d'une certaine manière, un dieu : pour lui, il a cette capacité de changer le monde. Même s'il fait un gâteau ou plante une jonquille, il voit que le vivant autour de lui s'est modifié, transformé. La créativité est une confiance sur le fond, donc une forme de confiance au monde, de la place qu'on y occupe. C'est une sorte de relation au vivant.

- Par quoi la créativité se traduit-elle ?

Elle peut s'exprimer sur des détails. Par exemple, je me suis aperçue que mes plantes aimaient le thé : maintenant, je leur donne l'eau des tasses que je n'ai pas finies. C'est une anecdote minuscule, mais cela me ravit. Plus largement, la créativité ne hiérarchise pas les choses importantes et celles qui sont négligeables, à l'inverse de notre éducation, qui nous pousse à le faire. La construction de l'être humain ne fonctionne pas ainsi : on peut être heureux de voir un rayon de soleil, une fleur éclore, ou de recevoir un sourire dans la rue.

C'est une sorte de jeu, et, dans tout ce qu'il y a de ludique se trouve la joie de changer les règles grâce à une stimulation extérieure : les créatifs sont attentifs aux multiples possibilités du réel. C'est une exploration heureuse de la situation donnée. Chez eux, l'imagination est très forte, elle n'a pas été bridée. On l'a laissée se développer comme une puissance heureuse. De même, ceux qui pratiquent la créativité n'ont pas beaucoup le goût de la compétition et sont peu dans la hiérarchie car ils éprouvent du plaisir à organiser les choses différemment.

- Dans quels domaines se manifeste-t-elle ?

La créativité touche tous les domaines : l'histoire, les sciences, la culture… C'est ce qui est intéressant. Il s'agit d'un exercice. Lorsqu'on en a trouvé le plaisir, on ne le quitte jamais : un créatif invente en dehors des règles. Tous les hommes et les femmes de l'art sont des créatifs, à l'instar des médecins, car ils trouvent quelque chose dans la solution de la maladie. C'est pour cela que la médecine est un art, et ce depuis l'Antiquité. D'ailleurs, par le passé, on utilisait le mot "art", qui est presque synonyme de créativité aujourd'hui.

- Peut-on dire qu'il est important de cultiver sa créativité aujourd'hui ?  

Oui, sans hésiter ! C'est une réponse nécessaire à la pandémie. La création artistique se nourrit de contraintes : nous sommes en plein dedans. Cela passe par danser chez soi, peindre, ou encore faire des mots-croisés. En somme, trouver une issue qui ne soit pas uniquement de se répéter que le monde va mal. Puis, la créativité rend heureux, joyeux. Selon le philosophe Spinoza (1632-1677), c'est cela, la base : chaque chose évolue, chaque individu, chaque paysage, tout est en situation de transformation du réel en quelque chose qui nous convienne. Quand cette dernière est heureuse, elle renforce la joie. C'est également un des piliers de l'immunité. Comme il s'agit d'une transformation de soi puisque nous allons chercher des ressources parfois inattendues et profondes, celles que l'on n'a pas l'habitude de solliciter, on fait preuve d'une capacité de transformation, autrement dit d'une réponse à l'agression extérieure, psychique. 

Je l'ai vu pendant un colloque sur la formation des cadres médicaux en Algérie, en 2012, alors que le pays était encore marqué par le terrorisme. À la surprise des autres membres, j'avais notamment expliqué que chaque poste ou responsabilité était une contrainte, mais qu'on l'interprétait, la magnifiait, par l'adaptation et la créativité, ce qui générait du bien-être. J'avais posé la question du regard que l'on pouvait poser sur la beauté. Ensuite, le doyen de l'université nous avait emmenés dans le site antique de Djemila. Nous sommes arrivés lors du coucher du soleil, c'était un spectacle magnifique. Spontanément, les membres du colloque se sont mis à courir de joie, illustrant mes propos : leur comportement a été totalement changé par un environnement à la fois beau, nouveau, et étonnant.

- La créativité se nourrit-elle uniquement de contraintes ?

Non, elle se nourrit également de l'extérieur. Et, en ce moment, il est vrai que nous pouvons moins nous mouvoir, être moins étonnés parmi les gens que nous croisons dans la rue, tandis que nous nous évitons dans le métro. Mais, en parallèle, il y a une plus grande nostalgie du "monde d'avant", ainsi qu'un désir accru d'être en relation avec les personnes que l'on aime. De fait, la création artistique revient en force : certains écrivent de plus en plus, d'autres peignent, réalisent des ouvrages d'art, de décoration… La main est créative : elles sait énormément de choses et n'oublie jamais. La qualité de la créativité, c'est aussi une mémoire. Quand on a commencé à prendre cette voie, à essayer de trouver par soi-même des adaptations au réel qui nous rendent heureux, on ne l'oublie jamais. Un créatif, on le voit tout le temps : il y a très rarement de retour en arrière, alors qu'on peut perdre une connaissance.

- Comment cultiver sa créativité ?

La créativité est liée au corps dans son ensemble, au jeu. Il y a tellement de possibilités, de moyens de la développer, que j'aurais du mal à répondre à cette question. Néanmoins, il me semble important d'évoquer la théorie développée par Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), ensuite confirmée par un certain nombre d'études, selon laquelle la marche favorise la pensée. D'une part en raison du massage auquel elle donne lieu sur les divers points d'acuponcture qui se trouvent sur la voûte plantaire, mais aussi par la diversité des paysages que l'on traverse, permettant la nouveauté.

La créativité est un regard autre accompagné d'un geste, plus ou moins adapté. Il n'y a pas de prescriptions dessus, il n'existe pas de critères à partir desquels on sera créatifs. C'est une attitude. Par exemple, je reconnais le créatif par le sourire qu'il a car il n'est pas coincé dans une impasse de résolution. Lorsque l'on pratique diverses activités, c'est comme si l'une nous reposait de l'autre. On change de regard ou de pratique : on a tous des personnalités multiples et c'est une autre qui se manifeste.

Sylvie Dallet a également fondé l'Institut Charles Cros, où elle pilote le programme de recherche international "Éthiques de la création".