Nous l'avons traité dans le précédent volet de notre série "On vous dit tout sur le télétravail" : s'il peut être source de bien-être, le distanciel peut également générer des risques psychosociaux. En atteste une étude Harris Interactive, selon laquelle 47% des salariés ayant télétravaillé au moins partiellement la semaine du 12 avril se sont sentis isolés, contre 41% pour celle du 2 novembre 2020. C'est sur cette sensation d'isolement que nous nous concentrerons dans cet article. "Certains ont l'habitude de travailler seuls, comme les développeurs informatiques, ou les graphistes, par exemple. Mais d'autres ont besoin de leur collectif de travail ou de la présence d'un manager, ne serait-ce que d'un point de vue psychologique", explique Caroline Diard, enseignante-chercheuse en management des RH et droit.
Ainsi, dire que le distanciel est source d'isolement serait incorrect : c'est le fait qu'il soit exercé à temps plein et de manière contrainte qui est problématique. Loïc, 27 ans, en a fait l'expérience. Séduit par des semaines constituées de deux jours de présentiel et trois jours de télétravail, mises en place par son entreprise dès le début du mois de juillet 2020, il est repassé au distanciel à temps plein à la fin du mois d'octobre de la même année. "Sept mois comme ça, sans jamais voir personne, c'est horrible, témoigne le consultant. Je ne suis pas fait pour". Il évoque le nouveau projet qu'il a dû monter avec des collègues qu'il n'a, pour la plupart, jamais vus.
"Certains n'ont même pas de photo sur Microsoft Teams : pour moi, ils sont seulement un nom, un pseudonyme, ou des initiales avec une petite icône, illustre le vingtenaire. C'est très particulier". Par ailleurs, il décrit une "solitude totale et complète", et dit ressentir le manque des discussions à la machine à café, entre autres. "C'est ce qui manque le plus, souligne Nolwenn Anier, docteure en psychologie sociale. Entre le bureau et le domicile, la principale différence réside dans les échanges informels, c'est-à-dire spontanés, pas forcément prémédités. Ils sont très importants du point de vue de la sociabilisation". Il peut s'agir d'une pause cigarette, du déjeuner, d'une sortie dans la cour.
"Quand je parle aux gens, j'aime trop voir leur tête"
L'autrice de Confinement : les enseignements à retenir préconise de ne pas hésiter à prendre ce temps d'échange. "Même si c'est forcément un petit peu plus cadré que sur site, vu que ça se planifie, concède-t-elle. Je pense notamment aux outils de communication instantanée, qui permettent de solliciter ses collègues, en leur demandant, par exemple : 'J'ai envie de prendre une pause, est-ce que quelqu'un est disponible ?', de la même manière que l'on pourrait faire le tour des bureaux en présentiel". "L'idéal serait d'instaurer ces temps sociaux tous les jours, à peu près aux mêmes heures, surenchérit Claire Leconte, chronobiologiste. En les ritualisant, on a moins l'impression de complètement décrocher".
Malheureusement, l'efficacité de cette piste varie en fonction de la personnalité de chacun. "Je n'y arrive pas du tout, regrette Loïc. Je déteste téléphoner, vraiment, même à mes amis. Quand je parle aux gens, j'aime trop voir leur tête, leurs réactions ; l'humain, en somme". Avant le premier confinement, il avait pris l'habitude de faire une pause "détente" quotidienne d'une quinzaine de minutes avec quelques collègues, pour couper l'après-midi. "On a essayé de le refaire parfois sur Microsoft Teams, mais ça n'a absolument rien à voir : la dynamique d'une conversation de groupe et cinq personnes sur un écran, ce n'est pas du tout la même chose", reprend le consultant, qui précise n'avoir fait qu'un visio avec ses amis depuis l'apparition du Covid-19.
Lutter contre l'isolement des salariés, un devoir de l'entreprise
Ainsi, lorsqu'un manager propose un jeu de société en ligne ou un apéritif à distance pour créer du lien, il "esquive" systématiquement. "Pour moi, c'est la version morte, froide, et numérique de la vie, poursuit Loïc. Si je vivais seul, j'accepterais sûrement ces invitations pour éviter de déprimer, mais je suis avec ma conjointe". Justement, en semaine, Claire Leconte recommande aux personnes qui habitent seules de parler à un voisin, ou encore de donner rendez-vous à des amis pour un jogging afin d'éviter les pertes de contact. "Dans la mesure où le télétravail peut être synonyme de gain de temps pour soi, c'est encore davantage possible de mettre en place ces alternatives", estime-t-elle.
Par ailleurs, chacun devrait pouvoir compter sur son entreprise, à laquelle il incombe de réfléchir à des solutions. "L'employeur est responsable de la santé physique et mentale de ses salariés : c'est l'obligation générale de sécurité", rappelle Caroline Diard, co-autrice de Prévention des risques psycho-sociaux et des accidents du travail. Pour sa part, Claire Leconte met l'accent sur le rôle des managers dans la prévention de l'isolement. "Pour que les télétravailleurs ne se sentent pas exclus, ils doivent leur transmettre exactement les mêmes informations qu'à ceux qui sont en présentiel", martèle-t-elle. "Il faut adapter les pratiques au management à distance, surenchérit Nolwenn Anier. Tout l'enjeu est d'animer une vie d'équipe, sinon le sens du travail et de l'engagement peut s'en trouver affecté".
"Normalement, on a quand même une vie sociale à côté"
Néanmoins, le sentiment d'appartenance à un collectif de télétravail n'est pas dépendant de la proximité géographique. "On peut très bien se sentir membre à part entière d'une équipe ou d'une entreprise tout en étant physiquement éloigné", assure la docteure en psychologie sociale. C'est le cas de Frédéric, 55 ans. "Je suis content de ne pas voir 80% des gens, je dirais, confie l'expert IT dans un rire. Mais c'est vrai que ça me manque de ne plus faire de petites pauses papotage avec les personnes que j'apprécie". Alors, un de ses collègues a lancé l'idée d'en tenir une chaque semaine, de manière virtuelle. "On est un petit groupe de dix, reprend le quinquagénaire, en distanciel à temps plein depuis le début du mois de mars. C'est sympa, on s'appelle pour prendre des nouvelles".
Il soulève une problématique propre à la crise sanitaire : la difficulté de sociabiliser avec un masque. "Si je me trouve en face de quelqu'un, j'ai besoin de voir son visage, sinon quelque chose manque, explique-t-il. Ce n'est pas équivalent. Donc, pour moi, ces nouveaux modes de communication sont plutôt positifs, à l'heure actuelle". Plus largement, que l'on passe par la communication visuelle ou vocale, le travail remplit une part importante des besoins sociaux. "On s'en aperçoit en ce moment particulièrement, car nous n'avons plus le droit de faire grand chose, souligne Nolwenn Anier. Normalement, on a quand même une vie sociale à côté, qui, la plupart du temps, implique des personnes différentes de ses collègues". Loïc opine. "Je pense que je vivrais beaucoup mieux le distanciel si je pouvais boire une bière avec mes amis à la fin de la journée, ou aller à la salle de sport", envisage-t-il.
Se détacher du travail comme moyen de sociabilisation
Parfois, il arrive même que la sociabilisation permise par le travail perde de son importance. C'est le cas pour Delphine, 32 ans. Quand on lui demande si les interactions amicales avec les membres de son équipe lui manquent, elle répond : "Moins que je l'aurai pensé". Pourtant, longtemps indépendante, la communicante cherchais justement à avoir des collègues lorsqu'elle a candidaté au poste qu'elle occupe actuellement. "Pendant le premier confinement, j'ai été une des seules à vouloir venir de temps en temps sur site, explique la trentenaire, en distanciel à temps plein depuis la mi-décembre. J'adore les discussions de la machine à café, j'adore voir les gens, mais, bizarrement, j'ai un petit peu changé d'avis avec les circonstances : les outils numériques m'ont permis d'entretenir des bonnes relations avec mes collègues".
Un sentiment que Delphine explique notamment par les différents environnements dans lesquels elle a évolués ces derniers mois : d'abord l'Allemagne, jusqu'à la mi-février, ensuite la Bretagne, durant quatre semaines, les Canaries, du 20 mars au 1er mai, puis l'Italie, où elle se trouve actuellement. "Je pense que j'ai moins ressenti ce défaut de sociabilisation car j'étais partie rejoindre mon copain en Allemagne, donc j'étais avec lui, ce qui était aussi le cas en Bretagne, développe-t-elle. J'ai rencontré beaucoup de monde ensuite, en Espagne, donc j'ai compensé à l'extérieur ce que je n'avais pas forcément au travail". L'exemple de Delphine soulève une question intéressante, qui concerne particulièrement les indépendants et les digital nomads – ces personnes qui concilient travail et voyage, fortes d'un métier pouvant s'exercer uniquement via un ordinateur, un portable, et une bonne connexion internet.
Ainsi, ne se détacherait-on pas du travail comme moyen de sociabilisation pour lui attribuer un aspect du quotidien plus secondaire ? "Forcément, si l'on est dans un espace de coworking ou collectif, quel qu'il soit, qui favorise les rencontres, le travail sera moins central car le besoin d'interagir sera partiellement satisfait ailleurs, répond Nolwenn Anier. À mon sens, cela n'empêche pas que l'on a besoin de partager des choses avec nos collègues qui dépassent le cadre purement professionnel, car cela participe notamment à la création de sens". Le risque : arriver à un travail "très individualiste", presque uniquement motivé par des buts matériels. "Il y a sans doute des personnes à qui cela convient très bien, mais, pour la plupart, ce serait une perte au niveau de l'épanouissement", estime la docteure en psychologie sociale.
"Une manière différente de penser le bureau"
Néanmoins, l'autrice de Confinement : les enseignements à retenir envisage une évolution dans le rapport à l'équilibre entre vie professionnelle et personnelle. "Avec la crise sanitaire, j'ai l'impression que nombreux sont ceux qui ont réinvesti leur sphère personnelle et ont retrouvé un certain plaisir à être chez eux, détaille-t-elle. Je pense que l'on en tirera une manière différente de penser le bureau, non pas comme le lieu où l'on doit forcément se rendre pour travailler mais comme un des espaces depuis lequel on peut le faire, avec ses avantages et ses inconvénients". Selon l'experte, cette réflexion pourrait mener à des modes de travail plus flexibles, qui se traduiraient, pour les personnes qui le souhaitent, à une alternance assez régulière entre distanciel en coworking et présentiel.
Delphine opine. "Je ne suis pas adepte du télétravail à temps plein, je pense qu'il faut se retrouver pour plein de raisons, explique-t-elle. Mais je suis passée de prôner deux à trois jours de télétravail par semaine, à trois à quatre jours, pour finalement arriver à l'idée de faire en fonction de ses envies". Elle évoque différentes situations personnelles pour lesquelles cette formule serait avantageuse, comme les couples impliqués dans des relations à distance ou des parents de familles nombreuses. En somme, dès lors que l'exercice de son métier le permet, pourquoi ne pas se diriger vers une forme d'hyperflexibilité ?