Depuis une dizaine d'années, les applications sportives gagnent chaque jour davantage d'utilisateurs. Pour ne citer que les plus connues, Adidas Running recense aujourd'hui plus de 127 millions d'usagers, tandis que Strava comptait environ 73 millions d'athlètes dans son réseau, à la fin de l'année 2020. Pour sa part, Nike Run Club, dont les chiffres ne sont pas publics, plafonne à plus de 10 millions de téléchargements dans Google Play Store. Toutes gratuites avec des options payantes, elles se sont données le même objectif : fournir aux sportifs un suivi de leur activité en temps réel, ainsi qu'un historique de leurs entraînements.
"Les applications se prêtent à des sports physiologiques, facilement mesurables", précise Isabelle Queval, philosophe, enseignante-chercheuse à l'INSHEA, et ancienne joueuse de tennis de haut niveau. Effectivement, si Nike Run Club est exclusivement dédiée à la course à pied, Strava et Adidas Running couvrent un éventail plus large, allant de l'escalade à la natation. Utilisées sur un smartphone, elles enregistrent des paramètres tels que le temps au kilomètre, la distance parcourue, et le dénivelé. Lorsqu'on leur associe une montre connectée, elles évaluent également la fréquence cardiaque.
Des réseaux sociaux à part entière
Plus que des outils de mesure, ces applications ont été pensées comme des réseaux sociaux à part entière. Sur Strava, le "flux" remplace le fil d'actualité de Facebook, simplement appelé "actualités" chez Adidas Running et "feed" chez Nike Run Club. Ainsi, chaque activité peut faire l'objet de commentaires et de "j'aime", matérialisés par un pouce. Une source de lien social "intéressante", selon Meriem Salmi, psychologue et psychothérapeute spécialisée dans le traitement des athlètes professionnels. "Cela permet aux utilisateurs d'échanger sur leurs pratiques, de se donner des conseils", estime-t-elle.
C'est pour profiter de cette notion de partage que Loïc, 27 ans, a rejoint Strava en mai 2019. "J'avais téléchargé Nike Run Club deux ans plus tôt, pour suivre mes sorties, témoigne le consultant en transformation digitale. Mais je connaissais beaucoup plus de monde sur Strava ". Car, en toile de fond, le jeune homme trouve une source de motivation dans la consultation des activités de ses fréquentations. "Ouvrir l'application et voir que plusieurs de mes amis sont sortis peut me pousser à enfiler mes chaussures, même si je n'avais pas forcément envie d'aller courir, explique-t-il. Je vais vouloir rester dans cet état d'esprit dynamique".
"Quand je l'allume, je recherche de la performance"
Tel est le paradoxe : nous n'avons jamais eu d'outils aussi individualisés, qui jouent pourtant sur le fait de recréer des communautés. "Maintenant, tout le monde ne s'inscrit pas nécessairement dans un groupe en les utilisant, nuance Isabelle Queval. C'est une possibilité donnée, un effet marketing indéniable. En réalité, ces applications ont accru l'individualisation de la mesure de la performance, en permettant d'en avoir le reflet complet. C'est toujours plus précis, toujours plus fin : c'est cela, la nouveauté".
Ainsi, pouvoir se comparer aux autres reste un apport secondaire. Du moins, c'est ce que constate Georges, 26 ans, usager de Nike Run Club depuis 2017. "Je cours pour moi, sans objectif particulier, si ce n'est de faire mieux que la fois précédente, indique le commercial. En téléchargeant l'application, tout ce qui m'importait était de pouvoir mesurer les distances que je parcours et de connaître mon temps au kilomètre". Si ce n'est par son aspect social, il note que l'application le motive d'une certaine matière. "Quand je l'allume, je recherche de la performance. Cela me stimule mentalement, me pousse à courir plus vite, reprend Georges. Je suis à fond, car, à la fin, je suis content de regarder ma séance".
Que l'on ne se méprenne pas, "performance" n'est pas un gros mot. Meriem Salmi est catégorique : il ne faut pas le "salir", le réduire à un résultat chiffré, un chronomètre. "On y met une vision très réductrice, alors que la recherche de la performance peut être l'occasion d'une rencontre avec soi-même, de prendre conscience de ses capacités", insiste la psychologue. Intimement liée à la notion de dépassement de soi, la quête de la performance n'est pas réservée aux athlètes professionnels. Elle est accessible à tous. "Quand on voit que l'on a réussi à se dépasser, à franchir des barrières, on est valorisé", assure l'experte.
Performance et plaisir, un cercle vertueux
De la satisfaction que l'on tire du dépassement de soi, et, intrinsèquement, de la performance, naît le plaisir sportif. "Il est l'ingrédient principal de la motivation, affirme Meriem Salmi. Lorsque l'on se sent progresser, on travaille sur l'estime de soi, sur la confiance en soi. On se sent capable d'aller encore plus loin et de se dépasser : c'est de là que vient le plaisir". La progression, la confrontation aux autres, l'entraide… Ses sources sont multiples. Paradoxalement, le dépassement de soi se dissocie rarement de la souffrance, à un degré plus ou moins élevé. "Dans la pratique sportive, une part ambivalente de douleur se mêle au plaisir et permet de qualifier l'effort", développe Isabelle Queval.
La performance et le plaisir interagissent de façon certaine : c'est parce que l'on aime un sport que l'on s'y investit. Ainsi, indirectement, on recherche de la performance, et, si on l'obtient, on parvient à la satisfaction, donc au plaisir. "C'est un cycle plutôt vertueux, où le plaisir peut apporter la performance, et, en retour, la performance procurer du plaisir", reprend l'auteure de Le sport, le diable au corps. Loïc acquiesce. Pour lui, il est "clair" que la quête de la performance joue un rôle dans son plaisir. "C'est vraiment important. Je pense que c'est l'une de mes premières motivations, confie-t-il. C'est agréable de voir que l'on fait mieux qu'avant".
En parallèle de la satisfaction psychologique, des considérations purement physiologiques entrent en compte dans le mécanisme du plaisir. "Le sport amène à libérer des neurotransmetteurs, comme la dopamine et la sérotonine, et à sécréter des hormones telles que les endorphines. Ensuite, elles génèrent une sensation de bien-être sur les plans physique et psychologique, explique Meriem Salmi. C'est magnifique, tout ce que l'on a à notre service".
De l'obsession au risque d'addiction
Si les applications sportives permettent de mesurer sa performance, de stimuler le dépassement de soi, et, ainsi, de favoriser le plaisir connexe, elles possèdent des travers. En premier lieu, il est primordial de les utiliser correctement, afin d'éviter de se blesser. "Il ne faut pas s'abîmer : courir, cela s'apprend ", alerte Meriem Salmi. En somme, en débutant un sport, il convient de ne pas considérer que les applications peuvent se passer d'un réel accompagnement. Par ailleurs, elles posent la question de l'utilisation des données. Fréquence cardiaque, taille, poids, circuits hebdomadaires… Autant d'informations personnelles qui sont enregistrées sur nos appareils connectés.
La multitude de mesures offertes par les applications soulèvent une autre problématique : la recherche exacerbée du contrôle, pouvant conduire à l'excès. "Cela vaut quand on est obsédé par tous ces paramètres, et qu'on les consulte au moins une cinquantaine de fois par jour, détaille Isabelle Queval. À ce moment, cela revêt un caractère obsessionnel". Dans certains cas, le sport peut devenir addictif. "Tout le monde ne développe pas d'addictions, mais des personnes peuvent tomber dedans, indique Meriem Salmi, en évoquant l'existence de prédispositions. On parle d'addiction comportementale et de dépendance physique, notamment de bigorexie, lorsque l'on met sa santé en danger, que l'on ne se maîtrise plus".
"Il y aura toujours des personnes plus rapides"
Enfin, de par leur aspect social, les applications sportives comportent un risque : celui de générer des compétitions psychologiques à distance. "Il faut faire attention, car certains ont besoin de dépasser la performance des autres et se sentiront mal, nuls, s'ils n'y arrivent pas, avertit Meriem Salmi. On perd alors tout le bénéfice de ces réseaux". En conséquence, la psychothérapeute recommande aux usagers de se préparer mentalement. "Il faut garder en tête que, si l'on fait du sport, c'est avant tout pour soi. La performance est par rapport à soi-même : l'important est d'évaluer sa progression, de noter d'où on est parti, où on est arrivé, et de ne jamais oublier de se féliciter", martèle-t-elle.
C'est ce que se répète Loïc, fort des dix années d'athlétisme pendant lesquelles il pratiquait le sprint. "C'est un sport individuel, très ingrat, car on peut s'entraîner énormément et voir des gens être génétiquement meilleurs, témoigne le consultant en transformation digitale. J'ai vite compris que si je ne m'intéressais pas uniquement à ma performance, j'allais craquer. Il y aura toujours des personnes plus rapides".
"Elles renouvellent l'esprit de compétition"
Néanmoins, le sens de la comparaison n'est pas inhérent aux applications. "Elles peuvent créer des émulations, mais il existe déjà chez les sportifs, estime Isabelle Queval. Simplement, elles matérialisent la possibilité de se mesurer. Elles renouvellent l'esprit de compétition, lui donnent une concrétisation. C'est stimulant". Loïc en ressent les effets vertueux. "Ce n'est pas ce qui entre en compte quand je commence à courir, mais j'aime bien le petit côté compétition qu'on y trouve : c'est ludique, rapporte le vingtenaire. Si je suis un peu à la traîne par rapport à un ami qui a le même niveau que moi habituellement, j'aurai envie d'inverser la tendance la semaine suivante".
En outre, les applications sportives ne sont novatrices que par la technologie à laquelle elles sont associées. "Il n'y a pas d'innovation dans l'idée, conclut Isabelle Queval. Dans la revendication du sport plaisir, il y a toujours eu une part de dépassement de soi plus ou moins importante, et une envie de se comparer à ce que l'on a fait la semaine dernière, ou à ce qu'ont fait les autres. Ces applications permettent de concrétiser ce souci de mesure, que ce soit dans le but de prendre soin de sa santé ou d'accroître ses performances".
Supports pensés pour répondre à un certain nombre d'attentes préexistantes chez les sportifs, une fois lancées, les applications s'effacent au profit de la quête de sensations, quelles qu'elles soient. "Strava peut avoir un impact sur ma détermination à être régulier, probablement plus que sur ma performance directe, envisage Loïc. Mais, quand je commence à courir, cela redevient seulement un outil de mesure. Je mets ma musique, et je me lance".